Pourquoi parler du Freedom Theatre de Jénine en Palestine dans cette conférence
Le Freedom Theatre ou Théâtre de la Liberté est partie prenante d’un mouvement mondial mû par l’aspiration à la liberté, la justice et l’égalité. Au sein du camp de réfugiés de Jénine, au nord de la Palestine, son combat concerne le devenir des enfants et des jeunes soumis à l’oppression coloniale, pour qu’ils puissent s’instruire, se divertir et s’épanouir librement. Ce théâtre met en avant la possibilité pour tous de se décaler du quotidien mortifère et d’exprimer ses talents ; il inscrit ses créations et ses événements à rebours de l’oppression des femmes et des filles.
Notre association des Amis du Théâtre de la Liberté de Jénine, dite ATL Jénine, est à ses côtés dans ce combat, dont je vais essayer de montrer le sens.
1 – Un acteur majeur des arts vivants sur la scène palestinienne
L’histoire du Freedom Theatre (FT) remonte aux années 1980 lorsque pendant la première intifada (soulèvement palestinien contre le colonialisme israélien), une femme nommée Arna Mer, Israélienne, épouse de Saliba Khamis, Palestinien, s’est rendue dans le camp de réfugiés de Jénine et a engagé une action d’animation artistique auprès d’enfants du camp pour alléger la pression pesant sur eux. Le petit Théâtre de Pierre qu’elle avait créé a été détruit, comme les ¾ du camp, par l’invasion des chars israéliens en 2002.
Son fils, Juliano Mer Khamis, comédien professionnel, a mis de côté une carrière internationale pour repartir sur les traces d’Arna et il a créé, en 2006, le Théâtre de la Liberté, avec Zakaria Zubeidi, célèbre chef des Brigades d’Al-Aqsa qui a déposé les armes et a choisi la résistance culturelle et Jonathan Stanczack, juif suédois de mère israélienne (qui reprit spontanément la coordination de la compagnie à la mort de Juliano, assassiné devant le théâtre en avril 2011). D’emblée, ce théâtre s’est placé sur une trajectoire originale où le corps, le geste, la voix font résonner une détermination de chacun.e à s’assumer individuellement et collectivement en tant que Palestinien.ne mais également humain.e de plein droit.
La même année s’est créée en France notre association des Amis du Théâtre de la Liberté, pour participer à cette action de résistance culturelle.
Dans des conditions très difficiles, la scène artistique palestinienne est foisonnante, avec des clowns et une école de cirque, des compositeurs et des écoles de musique comme le célèbre groupe Al Kamandjati, qui collecte des instruments pour des élèves en Palestine, des chanteuses et chanteurs, des poètes (Mahmoud Darwish comme référence universelle, Dareen Tatour emprisonnée pour son poème Résiste, mon Peuple, Résiste) , des peintres, sculpteurs, et des compagnies de théâtre dans plusieurs villes et camps de réfugiés dont les plus connues sont le Yes Théâtre à Hebron, Ashtar Théâtre à Ramallah, Al Rowwad au camp de Aïda à Bethléem, Al Hakawati, le théâtre national à Jérusalem Est. Jonathan Daitch, photographe et auteur, grand connaisseur du théâtre en Palestine, a publié en 2021, Voix du Théâtre en Palestine, à partir d’entretiens avec 50 acteurs et administrateurs de 26 compagnies palestiniennes. Dans cet ouvrage apparaissent toute la richesse et la diversité de l’expression théâtrale palestinienne.
La spécificité du Freedom Theatre est de s’être déployé, dès sa création et de plus en plus, à une échelle internationale avec des contacts et des partenaires dans divers pays.
2 – Une résistance multiforme
La résistance du FT est avant tout dirigée contre l’oppression coloniale israélienne, contre les invasions de l’armée, dont la brutalité et la fréquence ont décuplé depuis le 7 octobre. Le fait même d’exister, de se maintenir dans le camp de Jénine, de faire des tournées à l’étranger, d’être un membre actif du collectif des arts vivants palestiniens, sont des faits de résistance. Ils sont cher payés par les arrestations multiples de ses membres : actuellement le président du directoire du théâtre, Bilal al-Saadi est emprisonné depuis près de deux ans, en détention administrative, sans chef d’accusation, sans perspective de procès, soumis à l’arbitraire le plus total. Mustafa Sheta, le directeur du théâtre a été arrêté sans raison en décembre 2023 et reste en prison dans les mêmes conditions de détention administrative.
C’est aussi par ses productions et initiatives que le FT manifeste sa résistance à toutes les formes d’oppression qui ne relèvent pas seulement de la privation de liberté par Israël.
À l’été 2023, le FT a lancé le premier festival international de théâtre féministe, qui a vu des troupes de femmes de plusieurs pays venir se produire à Jénine. Lors de l’ouverture du festival, le directeur du FT, Mustafa Sheta a présenté le festival comme un « espace où les femmes puissent présenter leur vision de l’égalité » tandis que Fidaa Zidan et Mariam Basha, membres du comité artistique entièrement féminin, ont parlé du besoin urgent d’une représentation égale des femmes dans tous les aspects de la société, du lieu de travail aux partis politiques. Zoe Lafferty, directrice artistique associée du FT a aussi rappelé, dans le compte rendu qu’elle en a fait, comment « la violence de l’occupant pèse sur la possibilité d’émancipation des femmes, avec les arrestations, emprisonnement des hommes : la brutalité incessante vécue sur quatre générations crée un cycle sans fin d’humiliation, de dépossession et de traumatisme, la masculinité toxique devenant un mécanisme de survie. La violence et l’oppression se tournent parfois vers l’intérieur, entraînant des violences domestiques et des restrictions sur la capacité des femmes à choisir leur propre avenir. C’est pourquoi il est tout aussi important que le festival aborde non seulement les droits des femmes, mais aussi ceux des hommes, ainsi que les stéréotypes racistes et islamophobes qui permettent à Israël de ne pas être remis en cause par l’Occident ». Le festival devait n’être que le premier d’une série. Or, la guerre génocidaire menée par Israël depuis octobre 2023 sur Gaza s’accompagne de tellement de menées destructrices sur la Cisjordanie occupée, que cela n’a pas été possible. Le théâtre a été attaqué, pillé et une partie de ses bâtiments gravement endommagée.
Par ses spectacles, avec son école de théâtre qui forme des comédiens en un cursus de trois ans ou via les activités organisées dans son programme enfants et jeunes, le FT s’insurge contre l’hégémonie culturelle occidentale : hégémonie d’abord personnalisée par le colonisateur israélien mais présente aussi dans le regard humanitaire en Europe et aux États-Unis. Regard orientaliste et donc méprisant qui ne voit dans les Palestiniens que des victimes et dans leurs expressions culturelles que des aspects folkloriques ou militants ; hégémonie aussi, souvent involontaire, dans les milieux qui « soutiennent la Palestine », avec une tendance fréquente à n’attendre des créations culturelles palestiniennes que des réponses à la colonisation. Or, le FT ne veut pas être réduit à un groupe d’agit-prop mais être bien considéré comme un théâtre professionnel engagé.
Avec une capacité particulière de décentrement, le Freedom Theatre parle à une audience diverse allant des habitants du camp de réfugiés de Jénine à ceux de villes et villages aussi bien de Tunisie que de France, des États-Unis ou de Bosnie, avec pour arme une dérision mordante qui n’épargne personne. Une pièce emblématique de cet état d’esprit a pour titre Retour en Palestine. Elle met en scène un jeune États-unien de famille palestinienne qui se rend en Palestine pour connaître le pays de ses parents, avec en tête les récits qui font rêver d’un pays mythique. Or, il va de déception en déception, accompagné par une bande de garçons et filles qui se moquent de ses illusions et lui montrent au contraire tous les côtés problématiques de la vie en territoire occupé, quitte à insister sur la mesquinerie et autres travers de la société palestinienne, s’ajoutant à l’absurdité et à la cruauté de l’occupation israélienne.
3 – Le Freedom Theatre et le monde
Les spectacles du FT à Jénine ou ailleurs en Palestine font salle comble. Et les liens qui se sont construits entre les associations d’Amis et la compagnie, de même que la qualité de sa production théâtrale, ont élargi l’audience dont il bénéficie hors de son pays. Ahmed Tobasi a animé des ateliers de théâtre en France, en Espagne, au Chili, en Norvège.
ATL Jénine a pu participer à différentes initiatives à Jénine ainsi qu’à deux tournées du nord au sud des territoires occupés, dites du Freedom Bus, au cours de laquelle la compagnie s’est produite dans différents villages et villes en playback theatre, technique de restitution par sketches de récits demandés à des spectatrices et spectateurs. Depuis le début, nous avons choisi de concentrer notre aide financière sur les activités destinées aux enfants qui sont l’espoir d’une Palestine libre. Nos cotisations, nos collectes et des dons solidaires alimentent le programme enfants et jeunes. Ils ont aussi permis d’organiser plusieurs tournées en France dont nous assurons la logistique, avec différents spectacles – tâche restée assez ardue jusqu’à récemment, tant l’hégémonie culturelle occidentale évoquée plus haut entraîne des réticences à accueillir une troupe palestinienne. Mais une attention nouvelle s’est portée sur le FT qui a joué cet été dans plusieurs festivals à Miramas, Dieulefit, Avignon, Aurillac et, plus largement, une attention nouvelle à l’expression artistique palestinienne depuis que la guerre génocidaire d’Israël rend manifeste et scandaleuse la situation coloniale du régime qui domine les Palestiniens. Nous avons réagi en publiant une tribune dans la presse en Janvier 2024, intitulée « Empêchons l’assassinat de la culture palestinienne ». Signée par plus de 200 artistes, acteurs culturels, intellectuels, elle est introduite par la phrase suivante : « À travers les activités artistiques et les institutions culturelles, l’existence même du peuple est visée. Après le saccage du célèbre Théâtre de la Liberté, le13 décembre dernier par l’armée israélienne, un ensemble d’artistes et de personnalités dénonce cette stratégie d‘effacement. Massacrer l’enfance et la jeunesse, détruire les installations éducatives, abattre les porteurs de sa culture, c’est assassiner un peuple ».
Après cette prise de position, nous avons invité les signataires et d’autres artistes à une rencontre place de la Bastille le 2 mars où une fanfare a animé la rencontre musicalement, des poèmes ont été lus, des prises de parole ont commenté la situation des artistes palestiniens et analysé le rôle de la culture dans la résistance.
Nous souhaitons poursuivre et renforcer des coopérations entre artistes de France et artistes de Palestine et nous prévoyons un événement le 25 avril 2025 à Nanterre. Ce sera un événement culturel auquel un grand nombre d’artistes seront conviés pour que s’expriment des musiques, de la poésie, du théâtre et d’autres formes d’expression en défense de la culture palestinienne attaquée.
Sonia Fayman, pour ATL Jénine, le 24 août 2024