Mondoweiss

Majd Jawad, 15 novembre 2025

 

Le Freedom Theatre de Jénine, incarnation de la “résistance culturelle”, une forme de l’art engagé, a mis fin à ses activités après que l’armée israélienne a procédé au nettoyage ethnique du camp de réfugiés de Jénine. Le théâtre recueille maintenant des récits de déplacement.

Le 19 septembre 2023, pendant une représentation du monodrame palestinien “Danteel” au Freedom Theatre du camp de réfugiés de Jénine, l’électricité est subitement coupée. Sur la scène, l’actrice et dramaturge Salwa Naqqara, qui incarne le rôle principal, rompt le silence en demandant : “Qu’est-ce qui s’est passé ?”

“C’est l’armée”, répond un spectateur. À cet instant, la représentation set transforme, la musique et les jeux de scène sont noyés par le tonnerre des coups de feu et des explosions. La peur submerge le théâtre, où le public se trouve piégé tandis que les coups de feu continuent pendant plus de deux heures.

“Nous avons terminé la représentation à la lumière des bougies, sur le fond sonore des coups de feu”, raconte Mustafa Sheta, directeur du théâtre. “On aurait dit que les évènements prolongeaient la pièce, car celle-ci avait pour thème l’impossibilité de respirer et la quête d’identité.”

Le Freedom Theatre avait de nouveau été attaqué. Au cours du raid, l’armée a tenté de prendre le contrôle du bâtiment, brûlé des voitures devant le théâtre, lancé des grenades assourdissantes, fracassé des portes et des fenêtres. Cette attaque a eu lieu deux mois après la vaste invasion du camp menée par Israël en juillet sous le nom d’Operation Home and Garden, à dessein d’éliminer dans la ville et dans le camp de réfugiés les combattants armés de la résistance. L’opération a entraîné la mort de 12 jeunes hommes palestiniens, des centaines ont été blessés lors de frappes aériennes et d’attaques de drones, et environ 300 ont été arrêtés.

Deux ans plus tard, en août 2025, le New York Times a publié une interview de l’ancien prisonnier palestinien Zakaria Zubeidi, dirigeant de l’aile armée du Fatah au cours de la deuxième intifada. Il a pris une place emblématique dans l’histoire de la lutte palestinienne en s’évadant de la prison israélienne de haute sécurité de Gilboa avec cinq autres prisonniers.

Zubeidi a compté parmi les premiers membres du Freedom Theatre. Ce théâtre avait démarré par une initiative de l’acteur palestino-israélien Juliano Mer Khamis et de sa mère Arna, Israélienne juive, quand Zubeidi était encore enfant.

Au cours de cette interview, Zubeidi évoque la lutte armée et le projet mené par l’Autorité palestinienne, constatant que les Palestiniens ont essayé toutes les formes de résistance— la lutte armée, la diplomatie, et même le théâtre et les arts, autrement dit ce qu’il appelle la “résistance culturelle”.

“Nous avons fondé un théâtre”, dit-il. “Qu’est-ce que ça a changé ? Nous avons essayé les fusils, nous avons essayé de faire feu. Il n’y a pas de solution.”

Selon Zubeidi, les Palestiniens doivent mener une nouvelle réflexion sur les instruments de leur lutte pour la liberté. Il souligne qu’il continue à rechercher des réponses et qu’il a récemment repris des études supérieures.

Aujourd’hui, deux ans après le 7 octobre 2023, le camp de réfugiés de Jénine est désert. Au début de 2025, l’armée israélienne a lancé sa dernière attaque de grande ampleur contre le camp ainsi que contre deux autres camps de réfugiés à Tulkarem, déplaçant environ 42 000 réfugiés dans le nord de la Cisjordanie. Les habitants de ces camps sont encore abrités dans des hébergements sordides dans des bâtiments publics, gymnases ou autres salles des villes de Jénine et de Tulkarem, et des établissements construits au fil des décennies ont été anéantis.

Parmi ces institutions figurent le Freedom Theatre de Jénine, qui Incarne la “résistance culturelle”, une forme de l’art engagé. L’attaque du camp était aussi une attaque contre le théâtre. Mondoweiss s’est entretenu avec plusieurs membres du théâtre et a écouté leurs récits.

En l’espace de deux ans, sa communauté d’acteurs, d’artistes et de travailleurs culturels s’est dispersée. Certains présentent des spectacles itinérants et continuent de faire évoluer leur carrière. D’autres ont été tués lors de l’assaut d’Israël contre le camp de réfugiés de Jénine. Et quelques-uns, arrêtés par l’armée israélienne, ont été incarcérés dans des prisons où la pratique israélienne de famine provoquée, de passages à tabac réguliers, de recours systématique à la torture et de traitements humiliants et dégradants a été documentée de façon approfondie au cours des deux dernières années.

Les membres anciens du théâtre avec lesquels Mondoweiss s’est entretenu sont hantés par ce qui s’est passé dans ce lieu où ils ont appris leur métier, où ils ont appris que l’art ne devait pas être disjoint de la communauté.

Augmentation des arrestations et des massacres

“Je suis sorti, le temps était agréable. C’était un matin d’avril normal à l’aube. C’était un vendredi 13, et les rues étaient pleines de monde. L’air était lourd. Je suis sorti, à la recherche d’un endroit où souffler. De l’autre côté de la clôture, j’ai vu les chars. Je me suis approché de quelques pas, juste pour regarder, juste pour respirer. Soudain, j’ai ressenti une douleur à la jambe. Je suis tombé, lentement, comme dans les films. Le son s’est transformé en écho, puis en silence. Tout s’est effondré, même ma propre présence.”

Ce texte faisait partie d’un spectacle joué par Ahmad Tobasi, ancien directeur artistique du théâtre, quelques jours avant son arrestation en novembre.

Pendant cette période, le prix à payer a été lourd pour le théâtre. Plusieurs de ses amis proches et de ses stagiaires y ont laissé leur vie. Sadeel Naghnaghieh a été tuée en juin. En novembre, Yamen Jarrar a été tué par une frappe de drone ; Jihad Naghneghieh a lui aussi été tué par une frappe de drone ; l’armée israélienne a abattu Muhammad Matahin par un tir à balle réelle. Mahmoud al-Saadi a connu le même sort : ce membre du théâtre avait participé à des ateliers de formation et à la préparation de plusieurs productions artistiques.

Peu de temps après, la répression — intégrée à une campagne d’arrestations généralisée et apparemment non ciblée dans le camp – a atteint le reste de la direction du théâtre. Mustafa Sheta, lui aussi, a été arrêté, l’institution se trouvant ainsi privée de l’essentiel de ses personnalités et de ses membres.

Après les arrestations et l’attaque israélienne contre le théâtre, suivis du pillage par l’armée de son équipement d’éclairage et de son, ses productions ont été complètement arrêtées. La crise provoquée par les déplacements des habitants du camp de réfugiés de Jénine a aggravé les effets du siège et de l’asphyxie, subis par le théâtre comme par son public.

Le théâtre était entré dans ses derniers jours après la campagne militaire menée dans le camp fin 2024 par l’Autorité palestinienne pour éliminer les combattants de la résistance, baptisée Opération Protéger la patrie. Cette campagne a transformé le théâtre, espace où l’on pouvait s’exprimer en toute sécurité, en un lieu où planaient la suspicion et la peur. Mais personne ne se doutait que ce qui attendait le théâtre serait bien pire.

Le dernier spectacle mis en scène au théâtre s’intitule A Corpse Amid the Rubble (Un cadavre dans les décombres), l’histoire de deux hommes piégés dans un sous-sol, explorant les frontières fragiles entre l’amitié et l’inimitié. La représentation a eu lieu juste avant que le théâtre ne soit contraint de fermer complètement ses portes à la suite du déplacement forcé de toute la population du camp lors de l’opération israélienne Iron Wall, au début de l’année 2025.

La pièce avait tout l’air d’une prophétie. Aujourd’hui, on a pour seul témoignage de ce qu’il est advenu du théâtre une courte vidéo capturant l’une des scènes les plus sombres de son histoire. “Nous avons vu qu’il y avait une projection sur les grands écrans du théâtre, et des soldats israéliens assis à la place du public comme s’ils regardaient se dérouler le film du 7 octobre. À l’entrée, la carcasse gonflée d’un âne gisait sur le sol”, a raconté Sheta à Mondoweiss.

Bien que les conditions de travail soient presque impossibles, le théâtre continue de mener ce que Sheta appelle des “activités de survie”. Ces efforts se poursuivent alors que le siège principal reste fermé et que les financements se sont taris. Les restrictions de voyage et les refus de visa à certains des acteurs principaux du théâtre ont aggravé l’asphyxie.

Le cheval de Jénine et la voix de Hind

Alaa Shehadeh, diplômé du Théâtre de la Liberté, a présenté lors d’une tournée en Europe sa nouvelle pièce, The Horse of Jenin, relatant l’histoire du cheval créé avec les débris métalliques des voitures et des ambulances qui ont été détruites lors de l’invasion israélienne de Jénine en 2002. En octobre 2023, il a été démantelé par l’armée israélienne. La pièce a été jouée plus de 90 fois et a reçu le premier prix du Fringe au Festival d’Édimbourg.

“C’est un conte consacré aux vestiges du cheval, la narration d’une histoire universelle d’imagination et de résistance”, a expliqué Shehadeh à Mondoweiss. “Le récit passe par la vie quotidienne d’un enfant qui grandit à Jénine sous l’occupation, dont les rêves simples ne sont pas différents de ceux de tous les enfants du monde : jouer et profiter de la vie.”

La pièce continue d’être jouée, malgré les menaces prononcées par des organisations et institutions sionistes contre les théâtres qui la présentent. “Avant chaque représentation, les théâtres recevaient des courriels menaçants accusant la pièce d’antisémitisme”, raconte Shehadeh. “Cela créait des perturbations pour les lieux, qui affichaient souvent des avertissements indiquant que la représentation pourrait être accompagnée d’un problème de sécurité et d’une présence policière accrue à l’intérieur du théâtre. Pour ma part, j’ai assumé une tension et une peur constantes lors de chaque spectacle.”

La même année, un film mettant en vedette Moataz Malhis, diplômé du Freedom Theatre, a remporté le Lion d’argent au Festival du film de Venise. Le film, intitulé “La voix de Hind Rajab”, relate le meurtre commis à Gaza par Israël de Hind Rajab, cinq ans, et de sa famille, dont la voiture a été criblée de plus de 300 balles.

Aujourd’hui, le Freedom Theatre fonctionne à partir d’un lieu temporaire dans le centre de Jénine, à quelques kilomètres de son emplacement d’origine dans le camp de réfugiés. Les locaux, dépourvus de l’équipement de base d’un théâtre, constituent quand même un espace modeste où les acteurs continuent leurs répétitions. Environ un tiers du personnel qui était employé au théâtre avant le 7 octobre vient toujours travailler.

Les membres du personnel ont choisi de poursuivre leur travail en recueillant des récits de déplacement. Leurs missions consistent à voyager entre les différents lieux où séjournent désormais les résidents du camp, recueillant leurs histoires qui s’intègrent dans une mémoire collective vivante. Les membres du personnel affirment qu’ils le font pour reconstruire l’image du camp et préserver son esprit.

“L’un de nos projets les plus importants est le projet Mémoire vivante”, explique Sheta à Mondoweiss. “Il cherche à faire revivre des histoires et des récits afin que nous puissions reconstruire notre propre histoire – pas seulement pour la partager avec le monde, mais aussi pour faire en sorte qu’elle ne disparaisse pas ou ne s’efface pas.”

“Cet espace actuel n’a jamais été destiné à nous accueillir de façon permanente”, ajoute Sheta. “Notre théâtre originel à l’intérieur du camp n’a pas été choisi par hasard ; il est porteur d’une signification symbolique profonde en lien avec la résistance culturelle enracinée dans la lutte du camp. Il s’agit d’un défi réel et tangible : notre présence physique dans un lieu marqué par l’injustice est elle-même une lumière que nous refusons d’éteindre.”

 


 

Majd Jawad est un journaliste et chercheur originaire de Jénine, en Palestine, titulaire d’une maîtrise de l’Université de Birzeit en Démocratie et droits humains et d’une licence en journalisme.