Zoe Lafferty / The New Arab
L’arrestation récente de Bilal Al-Saadi, président du Freedom Theatre, n’est pas un épisode isolé, explique Zoe Lafferty. De longue date, dit-elle, Israël a pris pour cible les œuvres et les artistes palestiniens, dans le cadre de sa stratégie pour imposer le silence : c’est pourquoi la résistance est indispensable.
Bilal Al-Saadi, président du Freedom Theatre, franchissait le poste de contrôle militaire de Zaatar quand il a été appréhendé par l’armée israélienne. Cette arrestation est un coup dur et aussi une histoire familière pour ce théâtre qui a subi plus d’une décennie d’attaques.
Basé dans le camp de réfugiés de Jénine, le Freedom Theatre a recours à la culture en tant que forme de résistance, s’exprimant avec force sur l’occupation et les invasions israéliennes constantes, qui ont causé pour la seule semaine dernière la mort de quatre personnes et blessé plus de 40 Palestiniens dans le camp.
Juliano Mer Khamis, cofondateur et directeur artistique du Freedom Theatre, qui pensait que la Troisième intifada devait être culturelle, a été assassiné en 2011 par un tueur anonyme. Depuis lors, face aux raids israéliens contre le théâtre et aux incarcérations répétées de membres du personnel, on ne se demande pas si un membre de l’équipe sera visé, mais quand cela surviendra.
C’est cette réalité qui nous a incités, au Freedom Theatre, à recueillir des témoignages sur les multiples formes de censure artistique et à reconstituer la stratégie employée par Israël pour réduire au silence les créateurs qui le critiquent.
“Les organisations culturelles palestiniennes travaillent collectivement pour affronter les obstacles, rejetant récemment des conditions de financement qui leur imposaient d’éliminer le caractère politique de leur travail. En raison de cette décision, le Freedom Theatre a perdu 80% de ses financements, mais la solidarité et des valeurs solides, notamment le soutien au BDS, ont contribué au développement d’un secteur artistique palestinien unifié.”
Réduire les artistes au silence, une histoire israélienne
On se rappelle en premier lieu le meurtre de l’écrivain Ghassan Kanafani, tué par le Mossad en 1972 à Beyrouth, et celui du caricaturiste Naji Al Ali en 1987 à Londres. Cependant notre recherche, qui a commencé avec la situation actuelle du Freedom Theatre, nous a conduits dans le passé, au temps du mandat britannique.
Nuh Ibrahim, poète, chanteur, combattant, est l’auteur d’œuvres antibritanniques et antisionistes. Son recueil de chansons devient si populaire en 1936 qu’il est interdit. Un an après, il est incarcéré suite à la propagation de sa chanson « Plan it, Mr. Dill”, qui tourne en dérision le commandant en chef des armées d’occupation. En 1938, alors qu’il a 25 ans, les Britanniques lui tirent dessus et le tuent.
Ibrahim évoquait dans son journal les “nouvelles lois” qui emprisonnaient les intellectuels, en masse, en utilisant des accusations fabriquées de toutes pièces. Ce système juridique qui bafoue les droits humains et prend pour cible celles et ceux qui s’expriment à haute voix a été conservé par Israël jusqu’à ce jour.
C’est la deuxième fois, en ce mois de septembre, que Bilal Al-Saadi est arrêté. Il est incarcéré pour trois mois sous le régime de la détention administrative – une forme de détention qui ne comporte ni inculpation ni procès et peut être renouvelée à plusieurs reprises. Cette stratégie permet l’incarcération de milliers de Palestiniens, comme le danseur Loai Tafesh en 2016. Comme c’est souvent le cas, il a été dit à Tafesh que les éléments retenus contre lui devaient rester confidentiels pour protéger la source. Maintenu en détention pendant plus d’un an, il n’a pas eu connaissance des raisons de son emprisonnement, si ce n’est une suggestion d’un de ses interrogateurs, indiquant qu’Israël n’appréciait pas les idées politiques reflétées dans sa chorégraphie.
À la fin des années 80, le musicien et compositeur Suhail Khoury a été arrêté par Israël pour avoir copié de la musique sur des bandes magnétiques. “Ils m’ont arrêté comme si j’avais été un terroriste, comme si j’avais transporté des armes”, se rappelle-t-il. Comme il n’existait pas à l’époque de loi permettant de le condamner, ils en ont utilisé une qui datait du mandat britannique et ils ont prononcé une peine de 15 mois au chef d’incitation à la violence et à la révolution.
Ibrahim avait fait l’objet d’une inculpation similaire 50 ans auparavant, tout comme Dareen Tatour plus de 25 ans plus tard, en 2015, après avoir écrit son poème Résiste mon peuple, résiste-leur.
Les prisons, une torture psychologique
Le système carcéral est créé dans le but de briser les personnes sur le plan psychologique. Mais, en dépit de l’isolement cellulaire, de la privation de sommeil et de tactiques de désorientation permanentes, les artistes ont trouvé des méthodes permettant une résistance créative.
Khoury, soumis à de graves tortures physiques, a survécu en écrivant dans sa tête des mélodies qu’il a publiées par la suite. Le caricaturiste Mohammed Saba’aneh, placé en détention administrative en 2013, a osé dérober un stylo et du papier pour dessiner ce que vivaient les prisonniers. Il est parvenu à faire sortir ses dessins, à organiser une exposition et à publier le livre intitulé White and Black.
Les prisonniers pratiquent d’autres formes de désobéissance, notamment les grèves de la faim, auxquelles a participé avec détermination Mohammed Abu Sakha, de l’École de cirque palestinienne. Cependant, en raison de conséquences physiques durables, il ne lui a pas été possible de pratiquer de nouveau son art, de sorte qu’il se consacre aujourd’hui à la formation d’une nouvelle génération d’artistes.
Suhail Khoury, actuellement directeur du Conservatoire national de musique, a été arrêté de nouveau en 2020, ainsi que son épouse Rania Elias, l’un et l’autre étant les cofondateurs du Centre culturel Yabous.
Elias souligne que Yabous, créé après les accords d’Oslo, “a entrepris une tâche impossible : maintenir sur la carte Jérusalem, notre capitale palestinienne”. Elle raconte que les attaques se sont intensifiées après que les États-Unis ont déplacé leur ambassade vers Jérusalem en 2018 : Yabous s’est vu infliger des raids, des interrogatoires et la confiscation de documents, de dossiers et d’ordinateurs.
Parmi les témoignages d’artistes que nous avons recueillis, l’un d’eux est particulièrement révoltant : le bombardement du Centre culturel Said Al-Mishal en 2018. Ali Abu Yaseen, son cofondateur, explique qu’il devait représenter une pièce ce jour-là. “Soudain, le programme de développement de l’ONU nous a appelés et nous a ordonné d’annuler sans donner aucune raison.” Quelques heures plus tard, une bombe israélienne a transformé en cratère le bâtiment de six étages. “Je n’arrive pas à croire que le théâtre a disparu, emportant quatorze ans de notre travail en un instant et neuf missiles”, ajoute-t-il.
Résister malgré la répression
Moins d’un mois avant, le Village de l’Art et de l’Artisanat avait été détruit. En 2009 le Théâtre du Croissant rouge et l’École de Musique de Gaza avaient été complètement rasés. Quelques jours après la destruction du Centre culturel Said Al-Mishal, des artistes ont organisé des spectacles sur les décombres, et Ali Abu Yaseen a pris un engagement : “ Nous avons créé des artistes, et nous resterons et serons des artistes”.
Non seulement les frontières, les checkpoints, les murs ont séparé les Palestiniens les uns des autres, mais ils ont interrompu le travail décisif des artistes qui proposent aux publics internationaux des récits différents de ceux des médias.
Mais quand la technologie se développe, c’est aussi le cas des possibilités de contourner la censure. Au Freedom Theatre, nous avons créé récemment In A Thousand Silences (Au sein de mille silences), qui utilise la réalité virtuelle pour immerger les publics dans des représentations et qu’on peut regarder au moyen d’un casque n’importe où dans le monde.
Cependant, même si les artistes parviennent à voyager, leur travail risque toujours d’être censuré. Par exemple The Siege, production du Freedom Theatre, a affronté des manifestations sionistes, des attaques des médias et des mises en cause judiciaires pour apologie du terrorisme. Certes, dans tout le Royaume-Uni, on est parvenu à réfuter ces accusations et à mener à bien une tournée devant des salles combles mais, à New York, The Public Theatre a annulé des représentations.
Les organisations culturelles palestiniennes travaillent collectivement pour affronter les obstacles, rejetant récemment des conditions de financement qui leur imposaient d’éliminer le caractère politique de leur travail. En raison de cette décision, le Freedom Theatre a perdu 80% de ses financements, mais la solidarité et des valeurs solides, notamment le soutien au BDS, ont contribué au développement d’un secteur artistique palestinien unifié.
Au bout de deux ans passés à recueillir des témoignages qui mettent en lumière la stratégie israélienne de ciblage des artistes, nous avons créé “The Revolution’s Promise”, La Promesse de la Révolution. C’est un projet global de solidarité, encourageant les femmes et les hommes du monde entier à partager ces récits qui décrivent la censure mais célèbrent aussi toutes les façons dont les Palestiniens utilisent la culture pour résister.
Aujourd’hui, alors que Bilal est en prison, cet appel à rejoindre une conversation mondiale et à faire pression sur Israël en dénonçant ses attaques contre les artistes est plus vital que jamais.