Cet article est la recension, écrite par Bill V. Mullen et publiée le 29 avril 2023 sur Mondoweiss, du livre d’Isabella HAMMAD :
ENTER GHOST (Entre un fantôme)
336 pages. publié chez Grove Press, $28.00
Pendant la première Intifada, la militante juive radicale Arna Mer Khamis créa «Prendre soin et enseigner» dans le camp de réfugiés de Jénine en Palestine. Son programme était conçu pour aider les enfants palestiniens et d’autres réfugiés à surmonter les traumatismes de la guerre et du déplacement en les formant à l’art et au théâtre.
En 2006, le fils de Mer Khamis, Juliano Mer Khamis, reprenant l’héritage de sa mère, a créé à Jénine le Freedom Theatre, dont il a pris la direction. En peu de temps, le Théâtre s’est mis à former de jeunes acteurs palestiniens et s’est consacré à préparer une “génération d’artistes et de dirigeants, qui, un jour, seraient à l’avant-garde du mouvement de libération palestinien”.
Mais, à cause de ses engagements émancipatoires, le Freedom Theatre a été une cible fréquente à la fois de forces conservatrices en Palestine et de l’État israélien. En 2011, Juliano Mer Khamis a été assassiné, et ce crime est resté un mystère non résolu jusqu’à ce jour ; dans les années qui ont suivi, les forces armées israéliennes ont attaqué le théâtre et arrêté, interrogé ou frappé des acteurs qui y travaillent. En septembre 2022, Bilal Al-Saadi [1], l’actuel président du Freedom Theatre, a été arrêté à un checkpoint israélien et condamné à six mois de détention administrative sans accusation ni procès. En janvier de cette année, Yahya Zubeidi, le frère de Zakariya Zubeidi [2], membre du conseil d’administration du théâtre, a été arrêté à un checkpoint militaire et accusé “d’implication dans une activité terroriste .”
Dans la postface de son excellent nouveau roman, Enter Ghost (Entre un fantôme), l’auteure palestinienne-britannique Isabella Hammad remercie celles et ceux qui participent aujourd’hui au théâtre palestinien, notamment les comédiens palestiniens qui travaillent en Palestine, pour les échanges qu’elle a eus avec eux dans la préparation de l’écriture de son roman.
Le livre est une scénographie émouvante, magistrale, du présent palestinien ; il a recours au théâtre, à des termes théâtraux et à la vie de Palestiniens de la diaspora, comme avant-scène de la relation entre la culture et la politique, la vie et l’art, le colonialisme et l’autodétermination, l’amour et la liberté.
Le premier livre de Hammad, The Parisian, (Le Parisien) était fondé sur la vie d’un homme né à Naplouse qui retourne à la Palestine d’avant 48 après avoir passé des années à l’étranger.
Son nouveau livre est aussi centré sur une Palestinienne de la diaspora, Sonia Nasir ; elle, c’est à Londres qu’elle vit et travaille comme comédienne. Elle revient vers une Palestine dont elle s’est tenue à distance avec anxiété depuis qu’elle est devenue adulte. Sonia est venue voir sa sœur, Haneen, professeure à l’université, qui vit à Haïfa mais travaille à Tel Aviv. Cette sœur vit en Israël, ou “48” comme l’appellent les Palestiniens, et la présence d’une autre sœur en Occident est cause d’une tension émotionnelle, comme l’est une histoire familiale ponctuée d’absences et de mystères politiques que Sonia souhaite élucider : quand elle se rend à la maison familiale ancestrale à Haïfa, elle découvre qu’elle a été vendue ; leur père, qui a été communiste et membre du mouvement Al-Ard, refuse de parler de son passé politique de révolutionnaire ; des années plus tôt, lorsqu’elles étaient adolescentes, l’oncle de Haneen et Sonia, Jad, les avait emmenées dans les Territoires Occupés rencontrer une gréviste de la faim nommée Rashid , qui périt par la suite. Sonia apprend sa mort seulement après son retour en Palestine. Le fait que Haneen ne l’en ait pas informée déclenche une réaction complexe où se mêlent des sentiments de trahison et d’une responsabilité envers de nombreux éléments de sa vie de Palestinienne qu’elle n’est pas parvenue à comprendre en exil.
Enter Ghost devient alors le roman du retour, de la réconciliation et du désir d’événements et de gens perdus ou pris dans les filets de l’histoire palestinienne ; en bref, un livre sur des fantômes.
Ici, Hammad déploie adroitement une magie conceptuelle. Sonia est engagée par la metteure en scène palestinienne Mariam, pour jouer le rôle de Gertrude dans une production cisjordanienne du Hamlet de Shakespeare. Le titre du livre vient de l’acte 1, scène 4 de la pièce, lorsque le fantôme de son père met Hamlet au défi de venger son meurtre par le roi Claudius. Pour Hammad, qui cite Hamlet lui-même, la pièce devient “le moyen” de capter la prise de conscience de son personnage principal, sa compréhension de la lutte nécessaire pour affronter pleinement le sens de la vie sous occupation sioniste.
La distribution de la pièce rassemble des amateurs engagés et des professionnels de “48” et de Cisjordanie, dont un jeune chanteur pop nommé Wael (Hamlet) et un jeune homme nommé Ibrahim avec lequel Sonia a une brève romance. Les répétitions de la pièce se déroulent sur fond d’attaques israéliennes sur un village palestinien et d’un blocus de la mosquée Al-Aqsa. Sonia, encline à l’introspection, est poussée à l’action par ces événements : elle affronte un garde israélien à un checkpoint lorsque Wael est arrêté et elle entraîne sa sœur à une manifestation à Jérusalem. Parallèlement, la production de la pièce est mise en question lorsque le frère de Mariam est pris et accusé de levée de fonds illégale pour la production, les membres de la distribution soupçonnent l’un d’entre eux d’être un espion et Wael quitte la production.
Hammad entend clairement mais subtilement nous faire comprendre que, pour ces Palestiniens, la vie imite l’art qui imite la vie.
“Il y a quelque chose de pourri dans l’État d’Israël : la production palestinienne d’Hamlet crée des remous à l’international” claironne la une d’un journal. Le courage des acteurs et leur implication dans leur art jouent un rôle d’entraînement pour le mouvement de résistance palestinienne dans les rues juste à côté du théâtre. La représentation prévue de la pièce est finalement annulée et la scène confisquée, comme tant de terres palestiniennes. Contre le découragement, la troupe se rassemble. Mariam prend le rôle d’Hamlet, et le récit atteint au 5ème acte un paroxysme éblouissant, Hammad réussissant alors un moment magistral de scénarisation.
Le lecteur ressent profondément la richesse de ce récit conceptuel grâce à la façon dont Hammad entrelace étroitement les liens émotionnels entre les personnages. L’ambivalence hamlétienne de Sonia sur l’engagement, l’identité et la dépossession est rendue par des rêveries qui parsèment le texte et évoquent la somme de pertes personnelles à Londres et maintenant en Palestine.
Hammad retrace aussi comment Sonia s’élève à une conscience politique en s’affirmant comme femme. Dans le roman, la relation entre les sœurs, fragile et tendre, situe les émotions d’une famille palestinienne diasporique en remontant à des séparations datant des catastrophes de 1948.
Finalement, citons les innovations intelligentes du récit de Hammad.
Elle écrit le dialogue entre les personnages sous forme de scénario, cite et traduit Hamlet en arabe classique et fait flotter des images de fantômes palestiniens au long du roman pour nous rappeler le fardeau de la mémoire et la perte vécue par un peuple dépossédé.
Mais ce n’est pas une métafiction ludique comme les Shakespeare Amoureux ou Rosencrantz et Guildenstern Sont Morts de Tom Stoppard. Enter Ghost représente plutôt la vie du théâtre palestinien de manière à nous rappeler que faire de l’art et faire sa vie sont dans une continuité et que la résistance à l’occupation, c’est ne jamais s’effacer ni se taire.