Intervention de Sonia Fayman aux « Rencontres avec les voix palestiniennes : Scholasticide et Éducide », organisées par L’éducation avec Gaza

Avis de Dana Farraj, avocate chercheuse Université Birzeit :

La définition actuelle du crime de génocide est le résultat de la seconde guerre mondiale qui a conduit à invisibiliser les récits des peuples colonisés, à effacer les différentes formes de génocide commis contre eux et à ignorer dans la définition de la Convention le génocide culturel ou le génocide contre un groupe politique1.

Sana Ayass Khatcherian, écrivaine libanaise :

Mais sur cette colline, dans un verger où fleuriront l’olivier, l’oranger et le zaatar, il y aura aussi le portrait de la Palestine recouvrée : son musée, ses livres, ses musiques, ses chants, ses hymnes et ses films, ses penseurs, ses écrivains, ses poètes, ses peintres et ses fameuses robes de mariée brodées au point de croix.

Les mots de ces deux femmes se répondent et nous invitent à réfléchir d’une manière plus ouverte au génocide en cours, au-delà des débats sur l’intention et les chiffres.

Découvrir le génocide aujourd’hui ne saurait cacher le fait que la colonisation sioniste a instauré, sans le dire, un génocide rampant depuis le commencement de la conquête et du vol des terres au début du 20è siècle. Il n’y a pas eu de Mein Kampf ni de programmation officielle d’une solution finale mais un projet mis en œuvre avec des épisodes marquants (la Nakba de 1947-48, l’occupation de 1967, les attaques successives sur Gaza dont la terrible invasion exterminatrice actuelle).

Ainsi, considérer le génocide culturel implique de repartir de la stratégie du sionisme dans sa conquête de la Palestine. Très vite cette stratégie s’est déployée dans tous les domaines :

  • Militaire : bien avant la formation de l’État israélien, les colonies appelées kibboutz étaient des places militaires au sens où les membres de la collectivité montaient la garde pour s’opposer à toute attaque de la part des autochtones ; selon leur localisation, les kibboutz jouent toujours ce rôle, par exemple ceux du pourtour de la bande de Gaza. De plus des milices se sont formées, le groupe Stern, la Haganah, qui ont combattu les Palestiniens. L’implantation sioniste et l’État créé en 1948 se sont édifiés sur la base d’une conception guerrière.
  • Économique : le syndicat des travailleurs juifs, la Histadrout, a dès sa création en 1920 exclu les travailleurs arabes, même si des voix juives se sont élevées contre ce racisme. À partir de 1962, les Palestiniens d’Israël ont été admis dans ce syndicat qui a évolué comme organisation de collaboration de classes plutôt que de défense des prolétaires face au patronat.
  • Culturel : la stratégie s’est montrée éminemment perverse en niant d’un côté l’existence d’un peuple palestinien et en affichant un mépris total pour sa civilisation, mais d’un autre côté en s’appropriant des éléments culturels et en les faisant passer pour typiquement israéliens. Exemple de la cuisine (houmous et falafel notamment), de l’artisanat d’art, des arts plastiques.

Pour revenir à l’analyse de Dana Farraj, celle-ci replace la Convention de génocide dans le contexte de la fin de la coalition alliée à la fin de la deuxième guerre mondiale. Ce sont les grandes puissances qui ont discuté et promu la convention, à leur manière et pour leurs intérêts. Le travail de Raphaël Lemkin qui a proposé le terme de génocide allait plus loin que ce qui est finalement inscrit dans la convention, notamment au plan culturel : d’après le magistrat Olivier Beauvallet, Lemkin concevait le génocide à trois niveaux : destruction physique des personnes, destruction biologique (empêcher la reproduction du groupe) et destruction de l’héritage culturel du groupe – dimension qu’il a été contraint d’abandonner pour obtenir la qualification criminelle du génocide de la part des Nations Unies.

Les grandes puissances ont ignoré cette dimension qui confrontait le droit aux sciences humaines et notamment à l’anthropologie des groupes humains colonisés ne bénéficiant pas de la considération des pays colonisateurs. On ne parlait pas du génocide des Herero et des Nama, le premier du 20è siècle commis par le Deuxième Reich et dont la reconnaissance est toute récente alors que 80% du peuple Herero et 50% du peuple Nama ont été exterminés entre 1904 et 1908.

Le massacre perpétré à Gaza depuis six mois par Israël obéit à la fois à ce mépris de la population autochtone et, paradoxalement, à la reconnaissance implicite de la force de sa culture dans ce qui maintient les Palestiniens debout envers et contre tout :

  • Ciblage des journalistes, abondamment assassinés depuis Shirin Abu Akleh en reportage dans le camp de réfugiés de Jénine en 2022 (11 mai) jusqu’aux 140 journalistes tués à Gaza depuis le 7 octobre 2023.
  • Destruction systématique des écoles de l’UNRWA, principal moyen de scolarisation offert aux enfants de Gaza
  • Bombardement des édifices religieux, mosquées et églises, dont certains sont des éléments importants d’un patrimoine très ancien
  • Défiguration des villes et des quartiers d’où les repères familiers disparaissent à Gaza comme en Cisjordanie occupée
  • Élimination de l’habitat alors que les maisons sont le lieu d’ancrage des familles élargies dont les membres se soutiennent, mais qui se retrouvent sous des tentes comme ce que les plus anciens ont connu il y a 76 ans, sans vision de leur avenir
  • Atteinte systématique aux lieux culturels et artistiques ; vandalisme et pillages à Gaza déjà avant l’agression actuelle.

 

Ali Abu Yaseen, directeur du centre culturel Al-Mishal de Gaza :

Aujourd’hui encore, je n’arrive pas à croire que le théâtre a disparu, emportant quatorze ans de notre travail en un instant et neuf missiles.

Notre théâtre était devenu une flamme théâtrale, et ils l’ont étouffée.

Depuis le bombardement, nous avons fait plusieurs représentations sur les décombres.

Le théâtre fait partie de nous et nous, les artistes, nous continuons, que ce soit dans un bâtiment, ou pas…Nous ferons du théâtre sur les arbres, en mer, sous l’eau.

Nous avons créé des artistes, et nous resterons et serons des artistes.

À Jénine exemple du Freedom Theatre qui existe dans le camp de réfugiés depuis 2006. Le directeur-cofondateur assassiné devant le théâtre en avril 2011 – pas prouvé que ce soit Israël mais suspicion d’autant que les arrestations des responsables se succèdent ce mois-là. Depuis, la liste est longue des arrestations et meurtres de membres du théâtre et de jeunes en formation dans les ateliers pour enfants et dans l’école de théâtre.

Juillet 2023 : attaque du théâtre dans le cadre de menées quasi quotidiennes de l’armée israélienne qui défonce les rues à coups de bulldozers, démolit méthodiquement les constructions qui les bordent, écrase les voitures, terrorisant la population qui commence à quitter le camp, sans savoir où aller.

Depuis le 7 octobre, multiplication d’attaques de la cour et des bâtiments du théâtre qui ont été vandalisés en décembre 2023, mois de l’arrestation de Mustafa Sheta, directeur du théâtre toujours en détention administrative à ce jour, comme le président, Bilal al-Saadi, arrêté en septembre 2022. Ahmad Tobasi, directeur artistique également arrêté en décembre dernier mais relâché deux jours après. Le jeune Jamal Abu Joas a aussi été libéré rapidement. 28 artistes ont été tués.

Mais le théâtre a poursuivi ses activités sur place et même ses tournées à l’étranger

Un des signes sans doute les plus évidents de la volonté de génocide culturel à Jénine est la destruction par l’armée d’occupation de deux symboles d’importance pour tous les réfugiés du camp :

– l’arche de grande hauteur, surmontée d’une clef géante appelée la Porte du Retour ; elle marque à la fois l’entrée du camp dans la ville et la volonté du retour dans les maisons dont les familles ont été expulsées il y a 76 ans.

– le cheval réalisé par le sculpteur allemand Thomas Kipper avec des morceaux de ferraille récupérés de la bataille de 2002 d’une violence telle que le camp fut presque rasé – sculpture imposante par sa taille, ses couleurs et son histoire, qui manifeste la volonté de résistance des habitants. Leur résistance est peut-être soutenue par l’évocation lue en introduction et que je reprends pour finir :

Mais sur cette colline, dans un verger où fleuriront l’olivier, l’oranger et le zaatar, il y aura aussi le portrait de la Palestine recouvrée : son musée, ses livres, ses musiques, ses chants, ses hymnes et ses films, ses penseurs, ses écrivains, ses poètes, ses peintres et ses fameuses robes de mariée brodées au point de croix.

Sonia Fayman, ATL Jénine, 19 avril 2024

1 Palestine Solidarité 88, avril 2024, revue de l’AFPS