Après des années de résistance à « l’amère réalité » de l’occupation israélienne, l’évasion de prison de la semaine dernière a offert quelque espoir aux Palestiniens de Jénine, dit le directeur artistique du Freedom Théâtre.
Depuis une colline je regarde de haut le camp de réfugiés de Jénine et je vois du gris. Pas la moindre trace de verdure, d’arbres ou de sol brun. Seul un bloc de ciment dense qui grossit et se répand sur la ville de Jénine adjacente au camp.
Zakaria Zubeidi, le plus célèbre des six prisonniers qui se sont échappés de la prison israélienne de Gilboa la semaine dernière, est né ici, comme quelques autres parmi eux. Il a été capturé samedi par les autorités israéliennes après presque une semaine de recherches par la police et l’armée. Et parallèlement, presque personne de la société juive israélienne n’a osé poser des questions plus importantes comme : pourquoi Jénine est devenu un centre de la résistance palestinienne ? Dans quelle sorte de réalité vivent les habitants du camp de réfugiés de Jénine ? Et pourquoi autant d’entre eux sont dans les prisons israéliennes ?
Le camp de réfugiés de Jénine n’est distant que de 11 km du kibboutz Yizre’el, au nord d’Israël. Depuis cette colline, on voit le kibboutz briller au milieu de la luxuriante vallée de Jezreel, au-delà du checkpoint. Le kibboutz a été installé sur les ruines du village palestinien de Zir’in, dont les habitants ont été chassés pendant la Nakba. Une des habitantes était la grand-mère de Ahmad Al-Tubasi, un comédien souriant et énergique d’une trentaine d’années. C’est lui qui m’a mené à cette colline qui domine le camp où il est né.
« Si j’étais né de l’autre côté de la vallée » dit-il en montrant la vallée de Jezreel, connue en arabe sous le nom de Marj Ibn Amer, tout aurait été différent. La même vallée, mais des droits différents selon le côté de la ligne où on est né ».
L’histoire de Al-Tubasi a fait récemment l’objet d’une pièce de théâtre dans laquelle il joue son propre rôle : un réfugié né dans un camp sous occupation militaire, qui grandit dans l’ombre de la deuxième Intifada, qui a été emprisonné et qui devient acteur de théâtre, éducateur et militant.
Al-Tubasi connaissait bien Zubeidi. « L’évasion a donné un peu d’espoir aux habitants, une petite victoire à laquelle s’accrocher » dit-il « et maintenant nous sommes revenus à l’amère réalité. Comme un coup de poing dans l’estomac. On est occupés et l’occupation est plus forte que nous ».
De la colline, on peut aussi voir les villes d’Afoula, de Haïfa et de Nazareth du côté israélien de la Ligne Verte. Tout est si près et semble quand même lointain. La plupart des habitants vivent à quelques kilomètres des lieux dont leurs parents ont été chassés ou ont fui en 1948. Se rendre des territoires occupés à Jérusalem ou en Israël nécessite un permis de l’armée israélienne. Chaque jeune personne que j’ai rencontrée à Jénine a essuyé un refus de permis. La grande majorité n’a jamais vu la mer.
Il n’y a pas une seule famille dans le camp de réfugiés de Jénine qui n’ait un prisonnier ou quelqu’un qui ait été tué (par l’armée) et le Shin Bet refuse des permis d’entrée aux membres de ces familles, à titre de punition collective » explique Al-Tubasi. « Certains jeunes entrent illégalement en Israël simplement pour travailler, puisqu’il n’y a pas de travail dans le camp”.
Nous marchons vers le Freedom Theatre, un théâtre palestinien et centre culturel local du camp de réfugiés de Jénine où Ahmad travaille en tant que directeur artistique. Les murs extérieurs sont pleins de couleur et sur l’un d’eux est écrit : « Le passé sera présent dans le futur ». Des enfants du camp viennent au théâtre pour des ateliers et pour assister à des spectacles. Les enfants, dit Al-Tubasi, viennent au Freedom Theatre pour une « thérapie fondée sur le théâtre. Nous sommes tous traumatisés ici, nous en avons besoin ».
Quand on grandit ici, dans cette bulle appelée le camp de réfugiés de Jénine, le chemin est tout tracé : on devient prisonnier, shahid (martyr) ou une personne souffrant d’un handicap » remarque-t-il. Nous travaillons avec les enfants pour changer le cours des choses. Nous leur disons qu’ils ont une chance de défier ce cours, qu’ils peuvent devenir autre chose ».
Après quelque hésitation, il continue. « Je suis irrité qu’on exige en permanence des habitants du camp qu’ils ‘veuillent la paix’. Quelle paix ? De quoi parlez-vous ? Nous vivons en enfer. »
Est-ce qu’un enfant qui choisit la résistance armée le fait parce qu’il ne voit pas d’autre option autour de lui ? je lui demande. Al-Tubasi rit : « l’enfant ne choisit pas! C’est ça : il n’a pas le choix ».
« Depuis ma naissance j’ai toujours vu l’armée venir chaque nuit dans le camp. Arrêter des gens, ouvrir le feu. Imaginez votre père en prison, votre frère martyr, la maison de votre voisin démolie. Une armée étrangère a le contrôle sur vous. Il n’y a même pas d’aéroport en Cisjordanie ! Les frontières sont fermées. Alors, comment attendre autre chose ? J’aimerais que des Israéliens puissent passer deux nuits dans le camp et voir ce que ça fait ».
De vieilles photos en noir et blanc du temps de la première Intifada sont aux murs du théâtre. Sur l’une d’elles, on peut voir un groupe d’enfants sauter sur une scène. L’un est déguisé en tigre, un autre en coq. Zakaria Zubeidi, qui avait 12 ans au moment où la photo a été prise y est aussi.
“Sept des huit enfants de ce groupe (de théâtre) sont morts » dit Al-Tubasi en regardant la photo. « Tous sauf Zakaria ont été tués pendant la deuxième Intifada ».
Puis il se met à les compter, l’un après l’autre. « Yousef », dit Ahmad en désignant un des enfants, « a mené une attaque à Hadera et a été tué. Il avait eu un choc émotionnel après qu’une fillette visée par un soldat soit morte dans ses bras. Ashraf s’est battu dans la bataille de Jénine en 2002 et a été tué quand les soldats ont occupé le camp ».
Tous les sept ont été tués, répète-t-il. Tous les amis de Al-Tubasi aussi ont été tués. Un autre habitant du camp nous écoute parler et marmonne : « Ils ont effacé une génération, entière ».
L’histoire du groupe d’enfants devenus des combattants et tués pendant la seconde Intifada est bien documentée dans « Les enfants d’Arna”, le film tourné par Juliano Mer-Khamis. La mère de Mer-Khamis, Arna, une Israélienne juive a fondé le Freedom Theatre pendant la première Intifada(1). Le théâtre a été fermé pendant des années et rouvert en 2006 par un groupe de Palestiniens, dont Zubeidi. « Il est notre fondateur, dit Al-Tubasi(2) »
Après la fin de la deuxième Intifada vers 2005, le camp de réfugiés saignait en silence, sans beaucoup de couverture des médias internationaux. L’Autorité Palestinienne, dirigée par Mahmoud Abbas a aussi commencé à arrêter des habitants du camp. Pendant ce temps, la politique israélienne d’occupation militaire et de dépossession n’a fait que s’intensifier.
Depuis que la violence a submergé Israël-Palestine en mai, des jeunes en armes ont commencé à se confronter aux soldats israéliens qui entrent dans le camp pour procéder à des arrestations pratiquement chaque soir. En août, cinq habitants du camp ont été tués dans des confrontations armées avec les soldats. Au total, 12 habitants ont été tués depuis le début de l’année.
« C’est la même histoire » dit Al-Tubasi, faisant de la main un geste circulaire, « l’oppression conduit au silence seulement pour un petit moment ».
« Je voulais résister mais d’une façon différente »
Les murs du camp sont pleins d’affiches de Palestiniens qui ont été soit tués soit emprisonnés par les forces israéliennes. Rectangulaires, des feuilles décorées avec des photos de garçons ou jeunes hommes qui portent souvent une arme. Al-Tubasi dit que même si quelqu’un meurt dans d’autres circonstances, sa tête est photoshopée sur une silhouette armée. Sur certains murs, les feuilles ont été déchirées pour faire place à de nouvelles affiches de ceux qui sont morts récemment, ne laissant que les traces du ruban adhésif.
« On voit ça partout où l’on va » dit Al-Tubasi, « la prison et la mort ». Certaines maisons dans le camp sont plus nouvelles que d’autres. Des zones entières ont été démolies et rebâties en 2002, après la bataille de Jénine qui a duré 10 jours et au cours de laquelle des soldats israéliens ont occupé le camp. Des centaines de maisons ont été détruites et plus de 1 400 personnes sont restées sans abri. Al-Tubasi n’était qu’un petit garçon ; sa maison a été détruite aussi.« Un bulldozer a écrasé notre cuisine alors que ma tante s’y trouvait. Nous ne pouvions pas dormir à cause des coups de feu et des bombes. A la fin nous voulions nous rendre. Il n’y avait ni nourriture ni eau. Nous sommes sortis avec des drapeaux blancs. Les soldats ont séparé les femmes, les enfants et les hommes en différents groupes ».
À l’âge de 17 ans, Al-Tubasi a été jugé par un tribunal militaire et condamné à passer quatre ans dans une prison israélienne. Les accusations portées contre lui étaient confidentielles, et jusqu’à aujourd’hui il ne les a jamais vues, dit-il. On lui a seulement dit qu’il représentait un danger pour la sécurité d’Israël. « Je n’étais pas affilié à une organisation » dit-il « et en prison il faut choisir une organisation. C’est sur cette base que les prisonniers sont répartis. Je leur ai dit le Jihad (islamique) bien que je n’aie aucun lien (avec ce groupe) ».
À sa libération, il ne savait pas quoi faire. « J’avais 21 ans, sans un sou. Tous mes amis avaient été tués. La vie était un enfer. En tant que prisonnier libéré, les gens ne voulaient pas m’employer. J’ai alors entendu dire que Zakaria (Zubeidi) avait rouvert le théâtre. Je ne voulais pas mourir après avoir été libéré. Je voulais résister mais d’une manière différente ».
Nous continuons à marcher. Nous rencontrons un groupe de garçons et l’un d’eux serre la main de Al-Tubasi en parlant à ses amis du magicien qu’il a vu au théâtre. « Il faisait sortir des papiers de sa bouche ! Quand va-t-il revenir ? » Al-Tubasi répond et caresse la tête du garçon. En s’éloignant, Al-Tubasi me dit : « Tu vois, lui, son père est en prison ».
À côté de la boulangerie du quartier, près d’une ancienne gare britannique se tiennent plusieurs jeunes. Certains sont sortis la nuit dans les derniers mois, pour essayer d’empêcher l’armée d’entrer dans le camp. « L’occupation ne parle et ne comprend que le langage du pouvoir » dit l’un d’eux et ses amis approuvent de la tête. « Pourquoi l’armée est autorisée à entrer dans les villes et les camps de Cisjordanie quand elle le veut ? Pour tuer ? Pour faire des arrestations ? Les gens ne vont pas se croiser les bras et ne rien faire » dit un autre.
Le camp de réfugiés de Jénine est un des points le plus au nord de la Cisjordanie. Je suis venu ici en voiture le matin depuis la partie sud de la Cisjordanie avec un ami palestinien. En chemin, j’ai compté 14 checkpoints de l’armée à l’entrée de différents villages. À chacun d’eux, il y avait deux ou trois soldats qui faisaient un contrôle aléatoire des pièces d’identité. Il y a un gros checkpoint frontalier permanent près de Jérusalem qui surveille les déplacements de Palestiniens du nord au sud de la Cisjordanie. Israël interdit aux Palestiniens de passer par Jérusalem ou de créer de nouvelles routes interurbaines en Cisjordanie, faisant de chaque trajet sud-nord un cauchemar de quatre heures.
« Crois-moi, les Palestiniens sont fatigués » me dit Al-Tubasi tandis que le jour faiblit. « Ils veulent du changement. Ils veulent pouvoir se déplacer. Aller à la mer. Trouver du travail et gagner leur vie. Je veux arriver à une situation dans laquelle chacun a les mêmes droits, sans violence. « Au cours des 15 dernières années j’ai travaillé avec des enfants du côté de la non-violence, de la conscience politique, sur comment construire un avenir, et une attaque du camp par l’armée israélienne détruit tout. Cela fait comprendre en un instant que quoi qu’on fasse, on est sous occupation. Et cela ne va pas changer – les dirigeants en Israël le disent ouvertement. Parfois cela me déprime complètement. Je m’interroge moi-même : peut-être que ma voie est une erreur ? ».